mardi 10 mai 2016

Dans un wagon de seconde



Dans un wagon de seconde
Une étrangère dormait,
Dormait blonde, et que j'aimais
Cette bonté d'être blonde !

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.

Seul avec une dormeuse,
Ô sadisme délicat !
Je volais le pâle éclat
De ses paupières laiteuses.

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.

Je ravissais cette pure
Et dormante nudité
De son col qu'avaient quitté
Ses nonchalantes fourrures.

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.

Et d'avance, et pour la molle
Lassitude de ses traits,
J'aimais l'accent qu'elle aurait
Pour sa première parole.

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.

Calme gerbe dénouée
Éparse sur les coussins,
Quelle vie et quels desseins
L'avaient là douce échouée ?

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.



Sur la grève désolée
Des coussins en velours laid,
Quel destin qui déferlait
L'avait là douce roulée ?

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.

De son beau sommeil bizarre,
Comme elle dormait toujours,
Pour la veiller jusqu'au jour
Je laissai passer les gares.

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.

Et les gares aux fenêtres
Collaient des visages blancs
Puis penchantes au néant
Glissaient sans nous reconnaître.

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.

Et les pâles résonances
De leurs noms comme des voix
Passaient au long du convoi
Comme des appels d'enfance.

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.

Le froid rose de l'aurore
Vint givrer les carreaux bleus,
Et faisant de blancs adieux
Les gares passaient encore.

Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.



Gares, villes, destinées
Vous appeliez dans le vent ;
Mais je veillais l'émouvant
Noir sommeil de l'Obstinée,

- Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va, -

De l'obstinément Offerte
En silence à mes regards,
Qui tendait l'accueil épars
De ses calmes mains ouvertes.
 
Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va.

À ses pieds de calme reine
Jusqu'au soir je suis resté ;
Et quand l'électricité
Fit ses appels dans la plaine,

- Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va -

Quand les mornes bornes nues
Se levèrent au lointain
Et les durs bétons hautains
D'une Babel inconnue,

- Elle dort et le temps passe,
Le temps passe et le train va -

Quand parurent à la porte
Des étrangers s'agitant,
Depuis des temps et des temps
Je savais qu'elle était morte.

Marcel Thiry, L'Enfant prodigue (1927)



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire