lundi 22 septembre 2014

Anges, poètes et noms qui enchantent



"C'est très ennuyeux de vieillir. Je n'en ai pas envie du tout. Je dois avoir atteint le sommet. De la vie, de la lucidité, des désirs même. Peut-être de l'égalité d'âme. Me désolidariser d'un corps qui accède à l'apparence d'un corps d'adulte, est-ce possible ? Le paradoxe est que je me prénomme Ange. Le grand-père préfère Angelo, a-t-on idée de baptiser Ange un enfant perdu ? Je connais cette félicité de ne se considérer comme responsable de rien. J'ai gardé jusqu'ici comme le plus précieux des biens l'innocence du gamin des rues. Et en même temps, cela va de soi, mes perversions ingénues. Le mal glisse sur ma peau fraîche et je protège ma virginité (morale, au moins) sous le vernis de l'affranchi, ma barbe naissante est douce, je n'ai rien de boutonneux et mon allure donne le change. J'ai cru comprendre Rimbaud lorsque je me suis mis à le lire. Ou ne rien comprendre, plutôt, car il n'y a rien que la révolte venue d'un autre ciel. Heureusement j'ai découvert aussi Odilon-Jean Périer. Le prénom double m'a d'abord enchanté. Le petit bouquiniste myope qui m'a vendu le volume écorné ne connaît pas la valeur de ce qu'il vend. Tant mieux. J'avais lu dans l'ombre poussiéreuse de sa boutique le premier titre : La Vertu par le Chant. J'ai feuilleté. Soudain voici :

Ange, rude et malin, mon doux ange anarchiste,
qui te penches la nuit sur des textes amers.

Ou bien :

Beaucoup d'anges sont en vacances
dans la banlieue que nous aimons.

Ce sont les textes amers qui m'ont bouleversé. Beaucoup d'anges, qui sait ? Je repense à Hélène, la serveuse, n'est-elle pas un ange de passage, elle aussi ? En vacances, on peut dire que, moi, j'ai la chance de l'être. Mais elle ? Irai-je la délivrer de sa condition servile, ou du moins ancillaire ?

J'ignore tout de la vie d'Odilon-Jean. Il a aussi écrit un roman : Le Passage des anges, que je n'ai trouvé nulle part. Certes c'est un ange, et je soupçonne qu'il n'est pas de ce monde. Mais sa légèreté se pose sur le monde avec une telle douceur que cela me bouleverse et m'accable. Or ai-je jamais pleuré ? Trop de tendresse, une amertume voilée, la nostalgie de ce qui sera, et n'est déjà plus que dans la mémoire du futur, allons,
Obéissons à l'ordre
Du cher Cabaret,
me dit-il en sourdine. Et j'entends aussi le Rimbaud du Cabaret vert.
Ces frères-là me sont, en compagnie d’autres que je dirai, plus précieux que mon phaéton somptueux. Ils vont à pied, par des chemins que j'ignore, mais nous nous rejoindrons au cabaret (celui de la dernière chance d'être un adolescent fugueur, qui sait ?). Il y a des poèmes datés de 1921, l'ange serait-il mort ? Jeune, oui, très jeune, comme Laforgue et ses Pierrots."

Jean-Claude Pirotte, Place des Savanes


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