lundi 11 août 2014

Tu te souviens de Suippes ?



« J'avais traversé Suippes en trombe. Le boulanger prenait le frais sur son seuil. La bouchère actionnait la manivelle de son volet mécanique. J'avais eu le temps d'entendre au passage, à la faveur d'une baisse de régime du moteur, le grincement poussif de la crémaillère. J'ai pensé : village de France, je te prends et je te tue, je troue la toile de ton décor, tu étais un souvenir poignant, tu étais à moi, rien qu'à moi, j'ai donc le droit de t'anéantir. Et Suippes disparaissait dans le rétroviseur.
Je n'en avais cependant pas fini de l'évoquer, bien qu'à considérer raisonnablement les choses il ne se fût rien passé de notable à Suippes au cours de mon existence. Mais c'était lors de notre premier voyage. Et plus tard, souvent, Hilde me demanderait à brûle-pourpoint :
- Tu te souviens de Suippes ?
C'était une des phrases de notre langage codé. La plus mystérieuse en somme, puisque cela signifiait si peu de chose, un goût de bonheur impalpable. La courte lettre qu'elle m'avait laissée avant de mourir, et que la police ni le juge d’instruction n'avaient - par quelle négligence ? - à aucun moment repérée (elle m'aurait pourtant disculpé, j'imagine, à moins d'être interprétée comme une preuve du crime, on ne peut jamais savoir, mais qu'est-ce que cela pouvait me faire ? Hilde m'avait quitté), cette lettre, ou plutôt ce billet, se terminait par la petite phrase magique : "Tu te souviendras de Suippes". N'était-ce pas comme si, sans colère, Hilde, m'accusant de sa mort, proclamait notre complicité, me pardonnait de vivre, puisque je ne serais jamais coupable, si je me souvenais de Suippes. On aurait dit que le nom de Suippes avait été tracé à la laque, il miroitait comme une enluminure. Quel symbole voulait-il figurer ? Celui du péché, celui de la rédemption, qu'importe. Ni péché ni rédemption. Rien que la pureté reconquise. L'essentiel, toujours, demeure ce qui n'est pas dit. »


« Hilde a souri :
- La sorcière nous a fait boire un philtre.
Au pied de la tour de Montalifant, nous avons acheté deux cartes-vues. Sur la première j'ai inscrit le nom et l'adresse de Hilde Idsega, Hôtel de la Loire, Blois (Loire-et-Cher). Sur la seconde, Hilde inscrivait : Jan Idsega, Hôtel de la Loire, Blois (Loire-et-Cher). Les cartes représentaient l'une et l'autre la même vue du château. Hilde a tracé les mots : "Je t'embrasse." De mon côté, j'ai écrit : "Moi aussi". Et j'ai signé. »


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