dimanche 9 février 2014

Biches (2) - Le grand profit



"- Mais après ? dit Carle.
- Après, on sera de retour. On aura les biches dans le filet. On aura fait attention à leurs jambes. Elles ont de petites jambes minces, cassantes comme du verre. On leur aura dit des tendresses tout le long, et donné du pain, et donné du sucre, et caressé doucement le dessus du nez, là où toi tu as ces gros sourcils de renard. Là elles sont très sensibles. Une fois ici on ouvrira les filets. Alors, d'abord elles trembleront sur leurs pattes et peut-être elle pleureront. Car elles pleurent. Et puis, tout d'un coup, en se revoyant libres, elles donneront un coup de rein et elles feront un saut, puis un autre, puis un autre, dansant et sautant en tournant la tête. Et leur petite queue claque. Et de temps en temps elles s'arrêtent, appellent, puis recommencent à sauter. Et ainsi elles iront jusqu'à la forêt Grémone. Elles entreront dans la forêt. Et voilà. Et quelque temps après arrivera la saison des amours. Non, Carle, ça n'est pas fait pour un profit, ou tout au moins pour un profit comme tu le comprends. C'est fait pour le grand profit. C'est fait, mon vieux, pour que notre joie demeure."

Le plateau Grémone ?

 "Jourdan, tu te souviens d'Orion-fleur de carotte ?
- Je me souviens.
- Le champ que tu labourais, le tabac que tu m'as donné ?
- Je me souviens.
- Tu m'as demandé : "N'as-tu jamais soigné les lépreux ?"
- Je me souviens comme d'hier. Tu m'as répondu : "Non, je n'ai jamais soigné les lépreux."
- Tu traînais une grande peine.
- Oui.
- Plus de goût.
- Non.
- Plus d'amour.
- Non.
- Rien.
- La vieillesse, dit Jourdan.
- Tu te souviens, dit Bobi, de la grande nuit ? Elle fermait la terre sur tous les bords.
- Je me souviens.
- Alors je t’ai dit : "Regarde là-haut, Orion-fleur de carotte, un petit paquet d’étoiles."
Jourdan ne répondit pas. Il regarda Jacquou, et Randoulet, et Carle. Ils écoutaient.
"Et si je t’avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles ça n’était pas la première fois que tu en voyais, et ça n’avait pas guéri les lépreux cependant. Et si je t’avais dit : fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l’avais déjà vue mille fois sans résultat. Mais je t’ai dit : Orion-fleur de carotte, et d’abord tu m’as demandé : "Pardon ?" pour que je répète, et je l’ai répété. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.
- Je me souviens, dit Jourdan à voix basse.
- Et tu étais déjà un peu guéri, dis la vérité.
- Oui", dit Jourdan.
Bobi laissa le silence s’allonger. Il voulait voir. Tout le monde écoutait. Personne n’avait envie de parler.
"De cet Orion-fleur de carotte, dit Bobi, je suis le propriétaire. Si je ne le dis pas, personne ne voit ; si je le dis, tout le monde voit. Si je ne le dis pas je le garde. Si je le dis je le donne. Qu’est-ce qui vaut mieux ?"
Jourdan regarda droit devant lui sans répondre.
"Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c’est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l’a dit. Moi je vous dis que c’est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu’est-ce que j’ai moi, regardez-moi."
Il se dressa. Il se fit voir. Il n’avait rien. Rien que son maillot et, dessous, sa peau. Il releva ses grands bras, agita ses longues mains vides. Rien. Rien que ses bras et ses mains.
"Vous n’avez pas d’autre grange que cette grange-là, dit-il en frappant la poitrine. Tout ce que vous entassez hors de votre cœur est perdu."

Jean Giono, Que ma joie demeure


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