lundi 12 août 2013

"N'importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !"


"Deux étagères étaient encore occupées par des polars usagés.
Dans combien d'entre eux racontait-on que le tir d'une arme munie d'un réducteur de son ressemble au bruit d'un bouchon de champagne qui saute ?
C'est la question que je me suis posée deux heures plus tard, quand le capitaine de police Fabienne Orsoni m'a annoncé que mon ami Paul avait été tué par arme à feu. La capitaine a des yeux gris-bleu, des boucles blond cendré, et tandis qu'elle me demandait de lui raconter pour la troisième fois ma visité à Paul, je ne pouvais détacher mes regards du charmant espace entre ses deux incisives du haut.
- Monsieur Lafitte ? insista-t-elle. Vous avez entendu ma question ? Vous avez la tête ailleurs ? Oh, eh, Monsieur Lafitte ? Ça ne va pas ? Vous voulez voir un médecin ?
Je m'arrachai à ma contemplation.
- Un médecin ? Pour quoi faire ?
L'espace entre les dents disparut, le temps d'une moue mettant en valeur la ductilité des lèvres policières. Le regard des yeux ardoise me fixa quelques secondes, puis :
- Ah, fit-elle, découvrant à nouveau l'émouvante lacune interdentaire, vous revoilà parmi nous... Je m'inquiétais. Vous aviez l'air tellement, tellement... ailleurs.
- Anywhere out of the world...
- Pardon ?
Je m'éclaircis la voix.
- Je désire changer ma version des faits. Dire enfin la vérité. Soulager ma conscience."
 

Au fond de l’œil du chat, Serge Quadruppani

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